La question dominicaine analysée par le professeur Denis Régis
Une fois de plus, le Dr Carlo Désinor a frappé un grand coup. A l’émission « Convergences » du dimanche 28 novembre 1999, le Dr Désinor a invité le professeur à l’Université, Me Denis Régis, pour parler de la brûlante question haïtiano-dominicaine qui défraie la chronique depuis un mois, c’est-à-dire depuis le début des refoulements massifs par la République voisine de milliers de compatriotes résident illégalement ou non là-bas. Le sujet n’était, certes, pas facile à aborder ni à traiter, tant il est rempli d’une charge émotionnelle liée à la nature tourmentée des relations entre les deux pays. Pourtant, l’invitant et l’invité ont su réaliser la gageure et le tour de force de tenir les téléspectateurs en haleine pendant une heure qui a passé trop vite. « O temps, suspends ton vol », dirait le poète.
Le Dr Désinor, journaliste et historien, est bien au fait de la trame des liens obscurs et visibles qui tissent les rapports haïtiano-dominicains. Il a d’ailleurs publié un livre qui fait autorité sur la crise qui a mené au bord de la rupture les dirigeants des deux pays en 1963. Le professeur Régis, pour sa part, est un diplomate de carrière, un enseignant de formation et un juriste avisé, ce sont donc deux intellectuels de renom qui ont offert un véritable régal de l’esprit et de la culture aux téléspectateurs de Télémax.
1- Un peu d’histoire
A la question du Dr Désinor sur l’origine des rapports difficiles et conflictuels qui ont toujours prévalu entre les deux Etats, le professeur Régis, féru d’histoire, a retracé la genèse de la création des deux républiques en faisant un survol de la période coloniale espagnole et française de l’île d’Hispaniola. Les luttes multiples qui ont jalonné les ambitions territoriales des deux colonialies ont trouvé un début d’accalmie avec d’abord la signature du traité de Ryswick puis celui de Bâle qui consacrèrent la souveraineté française sur toute l’île. La victoire des troupes indigènes sur l’armée napoléonienne à Vertières en 1803 a culminé un transfert de souveraineté : celle d’Haïti, à partir du 1er janvier 1804, va se substituer à celle française. Mais, pour n’avoir pas annexé la partie orientale de l’île à la partie occidentale dès 1803, Dessalines va échouer dans sa tentative en 1805. Déjà, les habitants de l’Est percevaient chez les Haïtiens une volonté de conquête et d’appropriation qui en fait n’était, somme toute, que le désir légitime, d’une part, de sécuriser l’indépendance nationale en se dotant d’un glacis protecteur et, d’autre part, de récupérer ce qui leur revenait de droit.
Ainsi est né un malentendu historique qui n’a jamais été complètement dissipé de part et d’autre de la frontière et qui est source d’interprétations souvent erronées, parfois intéressées, mais rarement innocentes. Me Régis a retracé avec brio les péripéties du 19ème siècle haïtiano-dominicain qui se sont traduites entre autres par la tentative de Dessalines en 1805 de « récupérer la portion intégrante de ses Etats » en donnant à Haiti « la mer pour frontière », l’annexion de la partie orientale de l’île par Boyer entre 1822 et 1844, les échecs successifs de Soulouque…
Il est utile de noter ici, selon l’invité, que la République Dominicaine est le seul pays de l’hémisphère à avoir conquis son indépendance non d’une quelconque puissance européenne, mais de son plus proche voisin : Haïti. C’était le 27 février 1844.
Le 20ème siècle n’en est pas moins émaillé de souvenirs douloureux : émigration en masse des Haïtiens vers la République Dominicaine dès les débuts de l’occupation américaine d’Haïti, la question des frontières héritées des colonisations française et espagnole, le massacre de 1937 et les déchirures que cet épisode tragique a provoqués, sans que le temps ne soit parvenu à les cicatriser ; les accords migratoires des années 50 et 60, les contrats d’embauchage des décennies 70 et 80, les funérailles symboliques du recrutement des braceros en 1986, les subséquentes migrations sauvages et « sans accords » de milliers de paysans haïtiens vers les cannaies dominicaines, les refoulements tout aussi sauvages, massifs et humiliants de nos compatriotes à chaque échéance politique et électorale dominicaine. C’est en fait un siècle et demi d’histoire des relations haïtiano-dominicaines toujours bouleversé, constamment tourmenté, souvent conflictuel, mais rarement serein que le professeur Denis Régis a disséqué, expliqué, commenté en répondant aux questions multiples, pertinentes, incisives du Dr Carlo Désinor. L’invité était dans son élément puisqu’en plus d’être professeur d’histoire et spécialiste des relations internationales, il a longtemps travaillé à la chancellerie haïtienne. On se souvient ici de sa magistrale intervention à cette même émission « Convergences » sur le dossier de La Navase, dossier injustement relégué aux oubliettes.
2- Le point de vue du droit
Pour le professeur Denis Régis, si des points de friction et des sujets de mésentente enveniment en permanence les relations haïtiano-dominicaines, la principale pomme de discorde dans le développement des liens bilatéraux entre les deux Etats est sans conteste la question migratoire. Déjà, en 1889, sur les 5000 ouvriers qui travaillaient dans les plantations de la République voisine, on dénombrait 500 Haïtiens. Ce chiffre s’est accru de près de trente mille âmes à la veille de 1930. Les « vêpres dominicaines » de 1937 ont ralenti le processus d’émigration en masse des compatriotes qui a repris avec plus de vigueur moins de dix ans plus tard après que les autorités dominicaines eurent versé une obole comme prix du sang pour chaque Haïtien exécuté de l’autre coté de la frontière par les sbires de Trujillo.
En 1952, en 1959 et en 1966, les deux gouvernements ont essayé d’endiguer le flot migratoire illégal des Haïtiens en parvenant à la conclusion d’accords sur la migration. Rien n’y fit. Les Haïtiens continuèrent à traverser la frontière par milliers, fuyant le chômage chronique et la misère endémique qui furent et qui sont encore le lot de la campagne haïtienne et de la périphérie des villes. Les contrats d’embauchage de la fin des années 70 et du début des années 80 avec le conseil d’Etat du sucre (CEA) – des « contrats privés », devait préciser Me Régis, ne sont pas parvenus à juguler la fuite en avant des Haïtiens vers la République Dominicaine et ailleurs. Les soubresauts politiques, l’instabilité gouvernementale, la dépendance accrue vis-à-vis de l’étranger, la mauvaise gouvernance ont parachevé un processus de composition sociale qui trouve sa tragique expression au niveau des couches populaires et moyennes de la population, dans le départ en masse vers l’indignité et le déshonneur.
A la question du Dr Désinor sur la nationalité effective des enfants de plusieurs générations d’Haïtiens nés en République Dominicaine, le professeur Denis Régis s’est référé aux textes constitutionnels des deux pays. L’article 11 de la charte fondamentale de 1987 ainsi que les chartes fondamentales et les législations haïtiennes antérieures font d’eux des Haïtiens dans la mesure où la théorie de la nationalité qui prévaut en Haiti est le « jus sanguinis » ou le droit du sang. Malheureusement, aucun document d’acte d’état civil n’est délivré ni requis par ces compatriotes en faveur de leurs progénitures, par incapacité, par méfiance, par ignorance.
Par ailleurs, l’article 11.1 de la constitution dominicaine privilégie le « jus soli » ou le droit du sol à l’égard de tous ceux qui naissent sur le territoire de la République, à l’exception des enfants des diplomates et des étrangers de passage. Les autorités dominicaines ont toujours, à tort ou à raison, considérées les parents haïtiens des enfants comme des « étrangers de passage », des travailleurs saisonniers qui sont censés retourner dans leur pays, une fois la zafra terminée. Un veritable imbroglio juridique. Pourtant la présence de ces milliers de compatriotes, cinq cent à sept cent mille, selon le professeur Régis, est acceptée, tolérée, encouragée par la partie dominicaine qui utilise leur force de travail dans les cannaies, dans d’autres secteurs agricoles, dans le domaine de la construction, dans les services. Le statut de ceux qu’il est permis d’appeler quand même nos compatriotes reste et demeure, à ce titre, ambigu, hybride et flou. Or d’après Me Régis, en matière de nationalité et de condition des étrangers, ce sont les Etats qui déterminent de manière discrétionnaire, souveraine et absolue qui sont leurs nationaux et les modalités d’admission des étrangers sur leur territoire.
En fin de compte, le professeur Régis a fait valoir que le phénomène de la migration illégale des Haïtiens en République Dominicaine et ailleurs ne peut être fondamentalement résolu que par le développement économique d’Haïti, ce qui serait de nature à redonner aux Haïtiens la dignité perdue et, à la société, la fierté évanouie. Pour y parvenir, il faut qu’il soit finalement mis un terme aux dissensions stériles, aux rivalités de clans, aux querelles sans grandeur qui sapent le moral de la nation et qui ruinent toute possibilité de reprise économique du pays.
Un numéro de « Convergences » qu’on n’oubliera pas de si tôt.
Serge Philippe Pierre, Le Nouvelliste
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